Gerry

par Timothée GERARDIN


Gerry, film réalisé en 2001, est sorti en mars dans quelques salles françaises, grâce au succès d’Elephant à Cannes. Gus Van Sant nous propose un retour à l’épure, pour une histoire à la fois simple et bouleversante


L’économie de la technique permet de revenir sur une tension fondamentale du cinéma : l’hésitation entre la pure esthétique et l’émotion du sens. Le cinéaste évite au départ le traditionnel instant d’exposition. Dans son objectif de simplicité, il veut de l’image immédiate, sans introduction (c’est-à-dire aussi sans générique). Le film s’ouvre donc sur un sentiment d’étrangeté qui oblige le spectateur à s’attacher à la séquence elle-même. Celle-ci nous montre de derrière une voiture roulant sur une route au milieu du désert. On distingue à peine deux têtes à l’avant de la voiture, l’espace restant du champ de vision est occupé par la route et le désert.

Pur cinéma des formes, du son et du mouvement _

Gerry parle de la capacité du personnage de cinéma à exister dans le regard du spectateur. Il « est » par rapport au décor (ici le paysage désertique) et par rapport aux autres personnages. Il existe donc dans la relation qu’il a au « monde », affleurant par la vue et par le son. La relation des deux Gerry au paysage est traitée dans le plan lui-même, qui pose la question suivante : mes personnages sont-ils simplement des détails du décor, ou l’élément central dont le paysage n’est qu’un arrière plan ? Par l’angle de vue, l’éclairage et la photographie, le cinéaste apporte des éléments de réponse, qu’il présente sous forme d’oppositions. Dans deux séquences relativement proches, vers la fin du film, Gus Van Sant propose deux « êtres » graphiques au paysage. Dans la première séquence, la caméra fait un tour complet autour de Gerry (Casey Affleck), alors qu’il pleure silencieusement. On considérera cette rotation comme un plan (même s’il s’agit d’un plan-séquence), dont le but est de nous donner une image fixe et complète du personnage. Dans l’autre séquence est filmée la marche très lente des deux Gerry apparaissant comme deux ombres dans l’espace vide et infini. Le graphisme de la première séquence présente Casey Affleck dans sa finitude et la caméra gravite autour de lui comme élément premier du champ de vision. Tandis que l’image de la deuxième séquence nous apparaît comme un camaïeu de bleu, dans lequel les formes humaines ne sont qu’une variante peu distincte.

La bande-son est significative du même questionnement. Tantôt l’incidence physique des corps sur la matière est rendue avec une extrême précision (jusqu’au bruit des pas minutieusement recrées), tantôt le son est témoin d’une oppression sur les personnages (notamment dans la scène ou le vent s’engouffre bruyamment et violemment dans un couloir de rochers). Parfois le bruit de la nature est minéral, par la collusion de ce qui compose le sol, mais parfois aussi il est organique, par des bruits mystérieux donnant une existence propre, presque humaine à la nature. L’attachement porté au devenir des nuages relève de cette même vision, la nature meurt et nait sans cesse face à des personnages qui meurent simplement. L’idée de mort/naissance se retrouvera plus tard dans l’humanité quand, son camarade mort, Gerry est à nouveau montré comme centre du plan et marche vers la route. Ses pas sont ceux de l’incidence humaine sur la minéralité de la matière. La capacité des personnages à exister par rapport au paysage est aussi interrogée par l’intervention du temps dans l’espace, impliquant le mouvement. Une évolution ou plutôt une opposition des mouvements vient compléter la relation purement photographique et auditive des Gerry aux paysages. Dans un premier temps, la flexibilité des personnages contraste avec la stabilité du paysage désertique : la caméra suit les deux Gerry dans leur pas rapide et la rare verdure défile en arrière-plan. L’opposition se fait à nouveau, cette fois-ci dans le mouvement, avec la longue séquence de la marche lente et silencieuse au rythme du lever de soleil. Alors que le mouvement des personnages semblait prendre le dessus sur le caractère statique du décor, la marche finale semble plutôt se faire dans une fusion à l’espace-durée du paysage. L’accélération des changements du ciel alors que Casey Affleck n’est plus qu’un corps inerte, ne peut alors plus être sans signification. Ici Gus Van Sant ne présente pas tant une évolution qu’une suite de propositions.

Un autre monde est sous-entendu tout au long du film, le monde duquel sont issus les deux personnages et qui apparaît comme un monde virtuel, cause de dépaysement. La maîtrise du monde qui semblait possible dans un contexte antérieur et inconnu, devient uniquement virtuelle dans ce désert, même si elle continue de conditionner quelques discussions et comportements. Ce souvenir crée une impression de décalage dans l’ « être au monde » des deux personnages. Casey Affleck en vient à dire qu’il a « conquis Thèbes il y a deux semaines » (il fait référence à un jeu vidéo), comme il convainc Matt Damon, dans un raisonnement absurde, de suivre des traces d’animaux pour trouver de l’eau. Comme si les deux personnages avaient été déplacés d’un monde simple et virtuel à un monde véritable, dans lequel les raisonnements logiques et évidents deviennent inaptes. On peut d’ailleurs en dire de même du ridicule coussin de terre que fait Matt Damon pour amortir la chute de Casey Affleck.

L’ « être » des deux Gerry se fait aussi l’un par rapport à l’autre. Des rapports de force sont perceptibles tout au long du film. Dans une scène en particulier, Gerry (Casey Affleck) est debout sur un rocher, stoïque, pendant que Matt Damon travaille à lui préparer un petit « matelas de terre ». Le premier est dans une position physique de supériorité et il fume avec une nonchalance presque arrogante. Plus tard, il est le premier à craquer et son camarade lui fait la remarque impitoyable : « arrête de chialer ». Les rapports de force légers mais toujours présents permettent à l’un et à l’autre, d’ « être » plus intensément à l’écran.

Cependant si Gerry traite de la solitude, il s’agit bien d’une solitude à deux. L’existence des deux Gerry trouve un véritable accomplissement dans l’amitié (le choix de donner le même nom au deux personnages n’est d’ailleurs sûrement pas innocent). La première vision que nous avons des deux personnages est celle d’une unité : la voiture. Il est assez rare que les deux personnages ne soient pas simultanément dans le champ. Cette concomitance tant dans le graphisme que dans le rythme du mouvement est poussée à l’extrême lors d’une séquence assez longue dans laquelle les visages des deux Gerry sont filmés de profil alors qu’ils marchent. Ils sont d’abord assez décalés dans leur mouvement, mais peu à peu acquièrent le même rythme et se fondent dans la même entité. Un peu comme deux rameurs doivent s’entendre pour ramer efficacement, cette séquence est un témoignage graphique de leur amitié. Les Gerry ne se séparent que très rarement et c’est pour se rendre compte qu’ils ont besoin de l’autre. La question de l’existence prend une résonance nouvelle à travers l’amitié. Quand Gerry constate que Casey Affleck va mourir, toute une séquence est centrée sur le regard vers un Gerry au bord de la mort, un Gerry bien présent(au centre du champ de vision et point de rotation de la caméra) mais dont on sait qu’il ne sera plus. Le regard rouge et humide de Matt Damon est un écho de ce sentiment. L’une des séquences finales où ce dernier aide son camarade à mourir relève de ces deux « être » à l’autre, ce qui fait l’ambiguïté de la scène : c’est à la fois un rapport de force physique et un acte d’assistance vers la mort.

Gerry, œuvre de Gus Van Sant _

Nous évoquions au numéro un le « pur » cinéma de Dogville, en nous demandant si Lars Von Trier avait réussi à rendre efficace son cinéma vide de décor, reposant sur la seule technique. Il semble finalement qu’il a échoué là où Gus Van Sant a réussi. Dans Dogville, l’espace vide nous ramène sans cesse au cinéma lui-même, à sa technique propre. Par là même, l’impact du film, qui devrait résider dans ce qui est montré d’une façon particulière, est diminué puisque réduit à la technique seule. Lars Von Trier se contemple en tant qu’auteur. En fait, le film tourne rapidement au formalisme. De la même façon, le film résultant manifestement d’une volonté de cinéma épuré, le danger pour Gerry aurait été de se réduire à l’exercice de style, au cinéma pour le cinéma. Mais l’enjeu purement cinématographique du film prend toute sa dimension dans l’existence humaine des personnages en ce qu’elle est aussi celle des spectateurs. L’interrogation graphique et temporelle devient une interrogation humaine dans le regard du spectateur, puisqu’elle lui parle de son désir d’augmenter son existence. L’émotion vient aussi de la façon très lucide dont Gus Van Sant traite l’amitié, cette relation faite simultanément de confrontations et d’unités.

Le talent du cinéaste réside dans le fait qu’il pose des questions en confrontant des séquences, mais ne donne pas de réponse conclusive ou définitive. Les différents passages se contemplent, se réfléchissent, s’opposent parfois, et font la subtilité de la mise en scène. On peut parler de dialectique puisque cette particularité fait spéculer le spectateur, mais d’une dialectique négative, au sens où elle donne à penser plutôt qu’elle communique ou qu’elle donne à comprendre. Gerry confronte donc des pistes de réflexion basées sur l’expérience visuelle et auditive, dans une tension entre l’esthétique et le sens. La filmographie pour le moins variée de GVS relève d’ailleurs de cette volonté de présenter différentes visions de thèmes ou de faits qui le travaillent (la jeunesse par exemple), d’où l’écart formel entre des films comme Will Hunting et Elephant. T.G.