Amnésies, Insomnies : pathologies au détail
par Timothée GERARDIN
"Memento" (2000) et "Insomnia" (2002), de Christopher Nolan
La minutie du maniaque. C’est ainsi que nous pourrions définir le sens de l’image et du film cinématographique selon Christopher Nolan. Chacune de ses œuvres est un rite fétichiste. La matière des choses, leur détail jusqu’à l’infiniment petit s’impose et devient notre obsession - notre pathologie même.
Memento est un film fait de fragments. Une structure qui n’adopte pas une évolution chronologique, pas plus qu’elle n’assume une narration organique ou même thématique. Plans en couleurs, plans en noir et blanc, et surtout dislocation absolue du temps réel qui est inversé dans la durée du film, chaque séquence arrive en rupture totale à la séquence précédente et s’établit en conflit aux autres fragments. Ce conflit des instants singuliers, c’est celui aussi que vit le héros du film, Leonard, à travers l’amnésie. Q’est en effet l’amnésie, sinon ces moments ou le temps perd sa continuité, disparaît au profit de grains d’instantanéités ? C’est pourtant en s’accrochant à ces détails qu’il est possible d’envisager une survie.
Mais c’est souvent de trous noirs ou de points aveugles dont il s’agit. Outre la structure du film, des plans infiniment cours et excessivement rapprochés font d’arbitraires apparitions. Ce sont presque des images subliminales. Trop rapides, il est impossible de comprendre ce qui s’y passe, trop rapprochées, il est impossible de discerner ce qu’elles montrent tant la matière dévore le cadre. C’est proprement un malaise de la discontinuité - relatif à la pathologie du personnage - que recherche le cinéaste. C’est en cela d’ailleurs que ces « flashs » sont tout à fait justifiés dans le cinéma de Nolan, quand ils sont des effets gratuits dans le cinéma actuel.
Pour se retrouver, le héros de Memento est contraint d’inscrire des tatouages sur son corps. La structure narrative du film se fait alors en analogie à un autre parcours, celui du personnage qui inscrit/découvre des lettres, des chiffres sur les parcelles de sa peau. Les tatouages sont des indices sur les morceaux de sa vie. Ce qui est poignant dans ces rites étranges, c’est la façon que le personnage a de redécouvrir sans cesse ces inscriptions. Il est condamné à faire sans cesse les mêmes découvertes, à être surpris par le non-sens des caractères dont il est recouvert.
Le personnage incarné par Guy Pearce n’est pas seulement amnésique, il est aussi enquêteur. La science du détail déployée par ce maniaque vise aussi à une recherche de la vérité. Ce n’est qu’à contre-courant de sa pathologie que sa recherche - trouver le meurtrier de sa femme - peut avoir lieu. Leonard n’est fétichiste que pour arriver à donner un sens au morcellement. Il devient alors maniaque de l’organisation, c’est le rôle de tous les rites auxquels il s’adonne, des photos qu’il prend (« instantanés » qui portent bien leur nom) à l’organigramme qu’il affiche dans sa chambre. Sur son torse, les tatouages ne sont pas placés si arbitrairement, ils convergent vers cette inscription : « find him an kill him ». Nous aurons compris que Leonard veut redonner une unité à ces fragments, les resituer dans une direction susceptible de le mener jusqu’au meurtrier.
Au cours de cette enquête, les fameux « flashs » qui nous parviennent au début du film sont amenés à s’incarner en des objets bien singuliers. Un réveil, une brosse ou un livre que Leonard dispose dans une chambre pour replacer ces fragments au sein de ce qui pourrait ressembler à la cohérence d’un souvenir.
Le génie de Christopher Nolan réside justement en sa capacité à transformer en polar - avec un suspens tendu vers le dénouement - un film monté à l’envers. Une fois imposé le morcellement, le film retrouve une forme de fil conducteur, en même temps que Leonard rassemble ses indices. Le fait que la fin d’un passage aboutisse au début du passage précédent donne malgré tout l’impression d’une harmonie retrouvée. C’est à un processus de reconstruction que nous assistons jusqu’à la révélation finale. Seul moment où nous pouvons comprendre l’infiniment petit en une vue générale sur ce qu’a été jusqu’alors la vie de Leonard et sur la mort de sa femme.
Seule cette prise de recul permet de considérer le sens de tous les gestes et donc la dimension éminemment morale du film. Sans mémoire, ces forfaits - cantonnés au détail - ont-ils la moindre importance ? C’est autour de cette même question, mais sur le mode d’une autre pathologie, que tourne le film suivant de Christopher Nolan : Insomnia.
L’attention au détail est le point commun du psychopathe et de l’enquêteur. Ce qui les sépare l’un et l’autre est la conscience morale. Dans Insomnia, le psychopathe incarné par Robin Williams a une attention toute diabolique à la moindre trace susceptible de le trahir. Après avoir assassiné la jeune fille, il prend soin de lui couper les ongles ou de lui brosser les cheveux. Il est aussi l’homme aux stratégies machiavéliques, l’écrivain érigeant une intrigue qui tient scrupuleusement compte de tous les détails.
Le policier - négatif du psychopathe à tel point qu’il risque à tout moment de devenir son reflet - reconstitue le rite meurtrier à partir des mêmes détails, devenus indices. A chaque détail observé par l’enquêteur, sur le corps de la victime par exemple, correspond un plan de mise en situation de la scène de crime, significatif de la démarche du policier. C’est d’ailleurs le mot d’ordre de Will Dormer, et c’est ce qu’il apprend aux policiers qui débutent : « ne pas négliger les détails ». Recréer la scène de crime et arriver au meurtrier, tel est le travail de l’enquêteur.
C’est tout le détail de ce processus que le policier se doit d’exercer en conscience et avec toute la précaution nécessaire. Il est des moments cependant ou le détail se perd en une zone de flou. C’est le cas par exemple des séquences qui se passent dans le brouillard. Nous distinguons d’abord nettement d’un côté Al Pacino, le policier tenant l’arme au poing, et de l’autre Robin Williams, le meurtrier en fuite. Mais ensuite nous ne sommes plus qu’avec Will et la cohérence de l’espace-temps se dissout, ne nous laisse voir que des morceaux de réalité. C’est justement l’un de ces détails que Will identifie au tueur : il tire. Il s’agit en fait de son coéquipier qui meurt de cette blessure. Le brouillard se dissipe, laisse place au monde articulé et à la conscience morale.
Le malaise qui se développe ensuite est lié à la ressemblance - que le psychopathe prend un malin plaisir à mettre en évidence - entre le meurtrier et l’enquêteur. Dès que Will veut masquer l’incident, il détourne son travail de policier en manies d’assassin. Il y a alors une sorte de manipulation du détail par le policier qui pose dans le film toutes sortes de questions morales. Comme le fait remarquer Robin Williams : l’intervalle d’un quart de seconde à dix minute, n’est-ce que cela qui sépare l’accident (le réflexe irréfléchi du policier) du meurtre (le psychopathe qui bat à mort une jeune fille) ? Cette question est perverse en elle-même. Elle suppose deux instants, deux fragments similaire puisque déconnectés de tout contexte.
L’insomnie de l’enquêteur-criminel est étroitement liée à la mauvaise conscience. Le film - et l’insomnie de Will - est hanté par l’un de ces plans « flashs » qui fourmillent dans Memento : de la matière blanche qu’envahit lentement une tache rouge. Ce plan touche au cinéma expérimental, au sens où ces formes et ces couleurs sont extraites du réel, mais tellement peu identifiables qu’elles en deviennent abstraites. La caméra touche ici à l’infiniment petit. Pourtant, ce pur fragment n’a de cesse de se rappeler à la conscience du policier en même temps qu’à la vue du spectateur.
Si un sens moral est possible, les détails ne sont pas voués à être engloutis par la masse temporelle. Avant la fin du film, une sorte de révélation nous fait comprendre le sens de ce fameux plan « flash ». Sa dimension symbolique - une tache rouge sang sur un tissu immaculé - comprend et transcende le contexte de son accomplissement. Comme si la conscience morale retrouvait un sens jusque dans la matière des choses, et surtout, pour nous spectateurs, envahissait la texture de l’image même. C’est en fait à une rédemption morale que nous assistons, présage du dénouement final. Salut aussi du plan cinématographique : à l’image, le détail est plus qu’une question d’échelle.