Million dollar baby : Simple zoom sur une plaie ouverte

par Timothée GERARDIN

Un film américain de Clint Eastwood avec Clint Eastwood, Morgan Freeman, Hilary Swank Genre : Drame - Durée : 2H12 mn

Mystic River avait déjà quelque chose de douloureux. Mais l’objet du film - la propagation épidémique et tragique du mal dans une communauté - supposait un point de vue extérieur à l’action, ce qui d’ailleurs rendait le film d’autant plus terrifiant. A cet égard, l’absence de Clint Eastwood en tant qu’acteur n’était probablement pas un hasard. Dans "Million dollar baby", il n’y a plus de ces plans qui se tournent vers les nuages, plus de ces étranges envols de la caméra qui laissent l’homme désespérément seul. Retour d’Eastwood parmi les hommes - il est physiquement présent en tant qu’acteur - avec sa mise en scène d’une extrême simplicité qui charge de sens et d’émotion les détails les plus infimes. Comme toujours chez Eastwood, l’économie des effets rend essentiel chaque choix de réalisation. Difficile d’ignorer l’un des premiers plans, qui est une sorte de mise en situation du film dans son ensemble : un zoom sur une plaie ouverte.



Filmer les hommes pour Clint Eastwood, c’est observer la façon dont ils se noient dans les conséquences de leurs propres actes. Les personnages de Million dollar baby sont hantés par un passé qui alourdit chaque décision qu’ils devront prendre. La tentation est forte de se retirer dans l’ombre et de laisser œuvrer le temps : dans l’obscurité, Frankie Dunn

 
"retour d’Eastwood parmi les hommes"
se contente de mimer les mouvements de son ancien protégé en passe de devenir champion du monde à la télévision. Mais il sait aussi faire montre de son efficacité quand il se décide finalement à coacher Maggie pour son premier match. D’un côté on reste dans l’ombre, de l’autre on se décide à agir au grand jour. Ces deux passages, encore anecdotiques, ont en germe l’enjeu du film.

Il serait faux de dire que la maîtrise parfaite des éclairages - à deux doigts de basculer dans le noir et blanc - fait d’Eastwood un cinéaste expressionniste. Il n’est pas question ici d’une vie inorganique des formes. Au contraire, les jeux d’ombres permettent de donner toujours plus de relief aux aspérités des visages et des apparences. Les combats opposant l’obscurité à la lumière trouvent leur paroxysme d’intensité sur le visage d’Eastwood aux instants décisifs. Sa peau travaillée par les ans porte les rides d’un passé lourd à porter : une relation difficiles avec sa fille et un match pendant lequel il n’a pas su empêcher à son ami Scrap de perdre un œil. Par ailleurs, ses traits déjà anguleux pèsent comme une menace de mort sur la décision qu’il s’apprête à prendre. L’opposition entre la lumière et l’obscurité ne symbolise pas tant l’enjeu moral de la décision que la façon dont il va devoir corporellement s’engager dans les conséquences de son acte. La responsabilité n’est ici pas un vain mot.

C’est une faiblesse éminemment humaine que filme Eastwood. Des hommes qui n’osent plus agir quand ils en ont la possibilité (réticence de Dunn à prendre des risques). Des hommes qui, quand ils osent enfin, sont victimes de leurs décisions (douloureux paradoxe qui fait que tout au long du film, Dunn rend Maggie heureuse en même temps qu’il l’accompagne vers la mort). Enfin, plus tragique encore, des hommes qui sont contraints d’intervenir quand cela ne leur appartient plus (fin du film, après la mise en garde du prêtre).

Ce n’est pas un second rôle qu’Eastwood offre à Morgan

 
l’ombre de la conscience - 12.5 ko
l’ombre de la conscience
Freeman. Son personnage épouse en fait la structure même du film en tant que narrateur. A ce titre il est le personnage le plus proche du spectateur. Au-delà de cette évidence, sa présence en tant que personnage (Scrap) est assez complexe. Il est d’abord témoin du passé de Frankie. Physiquement, son œil est le rappel incarné de ce que Frankie considère comme une faute. En conséquence, Scrap tend à devenir la conscience de Frankie : il est présent lors des instants de décision, essaie même d’intervenir avant que Frankie ne fasse un mauvais choix (quand par exemple Eastwood confie Maggie à un autre manager pour son premier match). C’est sur sa conscience que Frankie rejette l’accident de Maggie plus que sur une autre personne. Scrap est aussi un intermédiaire, un passeur entre les deux personnages. Il est le premier à donner des conseils à Maggie et permet une communication entre les deux personnages. Séquence d’attente à l’hôpital : Scrap est assis entre Margaret et Frankie à traduire les propos de l’un de l’autre.

Attention cependant à ne pas faire de Clint Eastwood un moraliste. Si son film parle de morale c’est au sens le plus simple du terme, celui des relations entre les personnes - Clint Eastwood inclus (son regard de cinéaste n’est jamais surplombant, il est parmi nous) - . C’est cet humble sens de la responsabilité et de la conscience morale qui rend si beau le lien filial que nous voyons naître. Pour Frankie Dunn que signifie être manager de Maggie sinon accepter à nouveau de porter la responsabilité des risques qui seront pris en hommage à son rêve ? La filiation est faite d’un don réciproque. Dunn donne son nom à Maggie comme un père le fait pour sa fille. Ce nom - Mo Cuishle - est celui d’un lien de responsabilité corporelle et affective (ma chérie, mon sang). Maggie quant à elle offre à Dunn une re-naissance : le passé dont il est fait est remis en jeu pour un avenir commun. L’expression « venir au jour » traverse notre esprit quand nous voyons Clint Eastwood entraîner Hilary Swank pour la première fois : sa façon d’orienter sa tête pour taper dans le speed bag nous le fait voir au plein jour. Dans ce gymnase sombre et désert, les traits d’Eastwood sont illuminés, juste avant que Maggie et lui ne forment une ombre unique.

Ces évidences visuelles convergent vers cette simple réplique, dite dans la nuit, comme une confidence :

Margaret : Tu sais Frankie, je n’ai que toi

Frankie : Eh bien tu m’as

Il semble un peu vain de trop parler de ce film : ce cinéma n’appelle à rien de verbeux. Il montre les choses telles qu’elles sont, ou du moins en recueille la vérité poignante, et souvent douloureuse.